Témoignages

Cette section a vocation à réunir des témoignages de doctorants. Comment avez-vous composé avec la crise sanitaire, la fermeture des frontières et des terrains ? Comment avez-vous redéfini votre dispositif d’enquête et vos angles d’analyse ? Quels expédients avez-vous trouvés pour poursuivre la recherche sans pouvoir accéder au terrain ? Quels sont les coûts personnels de l’enquête, ou de la non-enquête, en contexte pandémique ? 

Si vous souhaitez témoigner, transmettez vos productions (écrit, image, vidéo, audio) à l’adresse courriel suivante :

temoignages [arobase] faireavec [point] info

La forme des témoignages est libre. Les documents reçus seront publiés sur cette page, de manière anonyme ou non, selon le souhait de l’auteur. Une version papier sera également éditée et distribuée lors du forum Insaniyyat Tunis en septembre 2022.

#1. Doctorant inscrit en 2018

J’ai commencé une thèse d’anthropologie en 2018. Quand la crise sanitaire a débuté, j’étais sur le terrain. Une des choses notables dont je voudrais faire part, c’est l’inversion du privilège accordé à ma qualité d’occidental. Je travaille sur des communautés villageoises au Maghreb, dans des espaces où l’infrastructure médicale est loin d’être performante et où l’hôpital le plus proche se trouve à 60km. A cela s’ajoute l’extrême proximité résidentielle de tous les membres de la communauté. Mon accès au terrain reposait largement sur mon exogénéité, qui est corrélative d’une série d’attentes positives comme celle que je suis bien éduqué et que je possède une certaine assise financière. Avec l’arrivée de la pandémie, je devenais subitement indésirable et inquiétant. Ahmed, un enquêté qui est devenu au fil du temps aussi un ami, me le faisait rapidement comprendre : “on t’aime bien mais tu nous fais un peu peur”. D’un coup, avec la COVID, je devenais une menace. Le virus était associé à la mobilité et par conséquent, à l’occidentalité. Pour rassurer mes enquêtés, et aussi parce que ça n’était plus possible de faire du terrain comme ça, je suis parti très vite, dès que le phénomène a pris une petite ampleur. Ce qu’a révélé pour moi la crise sanitaire, c’est la profondeur de l’opposition entre “Eux” et “Nous” qu’on ne fait que fictivement disparaître durant le temps de notre enquête.

#2. Doctorant inscrite en 2018.

Le terrain est une expérience vécue largement fondée sur l’imprégnation. Or, l’imprégnation présuppose, outre la longue durée du séjour, aussi une certaine “décantation sereine”. Pour savoir qu’on s’est imprégné, et pour pouvoir tirer un parti scientifique de cette imprégnation, il faut aussi lentement se désimprégner. Reprendre ses habitudes, retrouver son “moi-antérieur”, et ainsi apprécier la distance entre ce qu’on a été pendant quelques mois et ce qu’on était avant. Dans la pratique anthropologique, c’est cette distance qui donne à penser. Le problème, c’est que la rupture radicale du terrain et la brutalité du rapatriement ont rendu très difficiles ce processus, et ont oblitéré l’expérience de recul.

Pour moi, l’activité intellectuelle suppose une certaine disponibilité de l’esprit. Or, au retour, j’avais l’impression de travailler dans une rumeur constante, dans le brouhaha permanent d’un nouveau jargon – “crise sanitaire”, “gestes barrières”, “pandémie”, “virus”, “vaccin” – qui captait une part de ma concentration. J’avais un sentiment constant d’intranquillité, la sensation désagréable que quelque chose n’avait pas été fait, ma pensée fuyait facilement.

Par ailleurs, dans cette atmosphère de fin du monde et d’urgence vitale, la question du sens de ce que je faisais se posait avec acuité. Je me la posais et on me la posait. Le doctorant en sciences humaines se trouve très souvent confronté à ce type de questionnements même hors du contexte d’urgence sanitaire. Il doit très souvent justifier de son utilité dès lors qu’il sort de l’univers scolastique. Cette liberté de se poser des questions pour le seul plaisir de se les poser, qui est quand même au centre de la méditation intellectuelle, a toujours paru à mes proches un luxe bourgeois. N’ayant pas de parents chercheurs, j’ai dû le faire accepter mon activité qu’il voyait comme un loisir, une récréation. Et dans ce contexte d’urgence vitale, je me trouvais contaminé par ces questionnements : “Quel est le sens d’une thèse de doctorat en sciences humaines” dans un contexte pareil ?” “Pourquoi n’avoir pas suivi une formation plus rémunératrice ? j’aurais pu avoir des sous de côté et la crise aurait été moins perturbante” “Je vais devenir docteur certes, mais pas en médecine, alors qu’on en a tant besoin en ce moment.” Ce sont toutes les questions qui tournaient dans ma tête tandis que l’angoisse de la page blanche devenait de plus en plus féroce.

#3. Doctorante inscrite en 2018

Pour moi, il n’a pas s’agit de faire du terrain à distance. Le terrain est une expérience d’immersion, de changement d’atmosphère et d’univers mental, d’adaptation des routines… Un terrain à distance me semble toujours un terrain à moitié. J’ai essayé de faire quelques entretiens off-site mais je n’étais pas capable de les mener convenablement. Très vite, cela virait à l’entretien journalistique : je substituais mes questionnements façonnés en “chambre” à ceux de mes interlocuteurs ; je pensais l’altérité à partir des catégories de perception issues de ma propre socialisation, ce qui est l’exact inverse d’une démarche ethnographique. En fait, les intuitions ethnographiques se perdent avec la distance, et très vite on reforme dans sa tête une image assez figée de l’ailleurs. L’ouverture d’esprit est comme une porte entrebâillée. L’expérience de décentrement, de mise à distance, est une véritable hygiène mentale, elle ne se fait pas une fois pour toute mais se maintient par un effort constant. Si l’ethnologie est la science qui s’intéresse à l’autre, le confinement a été un moment de retour à soi. Pour moi, c’était retourner au domicile familial, dans ma ville natale, revenir en ce lieu d’où l’on part qu’est la ville de naissance. Autant que j’ai perdu l’accès à mon terrain, j’ai perdu une certaine ouverture d’esprit qui résultait de ma formation en ethnologie, une certaine curiosité à l’égard de l’autre. Les conditions m’ont amenées à travailler très théoriquement. Cela s’est perçu dans les écrits que j’ai produits à ce moment. Alors que mon mémoire était caractérisé par le caractère central de l’ethnographie, les textes que j’ai écrit là consistaient en des sortes de grandes propositions générales, ou en de la discussion de grandes théories anthropologiques à partir d’un matériau tout à fait modique. L’analyse prenait vraiment le pas sur la matière et les sources.

#4. Doctorante inscrite en 2022

Une méthodologie pas comme les autres :
Au début de l’année 2020, les recherches de terrain commencèrent, afin de rédiger nos
mémoires de fin de master dans le cadre du master « Anthropologie, Philosophie et Éthologie »
à l’université Paris 10 Nanterre (France). Nous avions déjà passé un premier confinement dû
au Covid-19 et nous pensions que la situation commencerait à s’arranger. Cependant, la
situation s’avéra très compliquée : non seulement les frontières étaient fermées, mais les
restrictions sanitaires et la peur du virus nous fermaient les portes à quasiment toutes les
associations et potentiels terrains de recherche sur le territoire français. Beaucoup d’entre nous
se virent obligés de reporter leurs recherches, faire une pause, et recommencer après la crise
sanitaire.

Me concernant, mon étude portait sur les influences des nouvelles technologies dans la vie des
utilisateurs. Plus précisément, je voulais comprendre la façon dont la pratique d’automesure
(quantified self) – c’est-à-dire, traduire notre corps par les chiffres au travers d’appareils
connectés – conditionne la manière dont nous percevons notre corps et notre entourage. Dans
un premier temps, j’avais tenté d’intégrer une association qui utilisait ce type de technologies
pour suivre l’état de santé de personnes atteintes de diabète. La personne responsable de
l’association me confirma, très gentiment, la fermeture du centre aux visites externes à cause
au Covid-19. Ultérieurement, je tentais ma chance dans une association de suivi sportif à travers
ces technologies pour la mobilité au sein des entreprises. Cependant, je me vis dans la même
situation. Au vu de ces échecs, je m’étais dit qu’il serait peut-être souhaitable de me concentrer
sur les usages particuliers, mais où les trouver ? Il me semblait impossible de suivre les sportifs
amateurs dans la rue. Au niveau du consentement, cela aurait certainement posé beaucoup de
problèmes. Les gymnases et salles de sport étaient également fermés et le temps que nous avions
pour sortir était limité.

Ces circonstances commençaient à poser problème pour réaliser une recherche qui ne soit pas
purement bibliographique, il me fallait trouver une autre solution. Je n’arrêtais pas de me
demander, comment avoir l’accès à ces données ? En réalisant des recherches sur de potentielles
méthodologies alternatives, je tombai sur l’autoethnographie. Cette méthodologie pouvait
permettre d’atteindre les méandres de l’individu auxquels nous ne pouvons pas avoir accès par
d’autres biais. Elle a été créée, et est, majoritairement, utilisée par des psychologues de
l’apprentissage afin d’explorer des histoires de vie, étant ainsi très focalisée sur l’expérience
individuelle. Elle est inhabituelle – pour ne pas dire inexistante – dans le domaine de
l’anthropologie, car elle peut paraître trop centrée sur le soi. De ce fait, ce choix a soulevé
beaucoup de polémiques parmi mes enseignants et collègues au début. Toutefois, il permettait
de réaliser une expérience chez soi, tout en respectant les contraintes sanitaires.
En conséquence, j’essayais de revisiter cette méthodologie afin de mettre en lumière les enjeux
socioculturels de nos pratiques à travers nos expériences personnelles. Nous avons fini par
mettre en place, avec quelques connaissances, l’analyse d’une expérience personnelle partagée
afin de mettre en lumière l’utilisation de ces technologies au quotidien. Nous avons construit
une autoethnographie collaborative utilisant des technologies d’automesure, plus concrètement,
des montres connectées et des applications sur nos smartphones. Il s’agissait donc de partager
nos expériences de vie subjectives tout en réalisant une analyse collective de nos différents
parcours. Dans un premier temps, nous avons eu accès à une approche subjective et
autobiographique – car nous sommes maîtres de ce que l’on décide d’écrire –. Mais ensuite, le
fait de partager cette pratique avec les autres nous a permis également de mettre en perspective
nos différents points de vue, de décortiquer le contexte qui nous influençait. Nous nous sommes
aperçus des réflexions qui sortaient plus souvent que d’autres – des points communs inattendus,
etc. – nous montrant que nos usages n’étaient pas seulement « subjectifs », mais s’enracinaient
dans des bases culturelles communes, propres à notre société.

Cette manière de procéder a ouvert des portes qui étaient fermées en raison de la crise sanitaire.
La collaboration autoéthnographiques que nous avons établie m’a permis de mener à bien mon
étude. Pourtant, elle s’est avérée utile, complète et adaptée à une étude anthropologique. Elle a
mis en valeur tant l’importance de l’individu comme être subjectif, mais également le contexte
social comme influence modulatrice des usages. Personnellement, cette expérience m’a appris
qu’il est nécessaire d’explorer des terrains et des méthodologies méconnus au cœur de notre
discipline. Les façons de produire de la science sont plurielles et nous avons beaucoup à
apprendre. Les temps de crise, bien que remplis de contraintes, nous offrent la possibilité de
prendre du recul sur nos méthodes traditionnelles et d’innover.