Faire avec, faire sans, faire malgré, faire selon : les sciences sociales à l’épreuve de la pandémie

Coordonné par Yannis Boudina, EHESS-IMAf

Notre atelier thématique propose, à partir d’expériences de cinq doctorant·es travaillant sur divers terrains du Maghreb et du Machreq, et aux provenances disciplinaires variées (géographie, anthropologie), d’interroger la possibilité d’une recherche en sciences sociales en situation de crise sanitaire. Comment nos disciplines sont-elles ébranlées par une pandémie qui affecte leur unité de connaissance la plus élémentaire, à savoir le lien social ? Comment l’étude du monde social en train de se faire est-elle oblitérée par une situation sanitaire qui interrompt le cours des choses ?  Dans un contexte de crise multidimensionnelle, quelles adaptations a-t-on mis en œuvre pour faire avec la crise ?

Faire avec, faire sans

Ce qu’on remarque au premier abord, c’est que faire avec, c’est souvent avant tout faire sans – sans terrain, sans donnée, sans objet de recherche, sans enquêté. Le chercheur·euse doit en effet s’adapter à l’inaccessibilité, voire à la disparition, de ses objets d’étude. De là, le faire avec devient un faire malgré, une persistance dans l’effort de recherche qui se traduit par l’usage d’autres méthodes d’investigation. Penser l’ajustement des acteurs aux contraintes sanitaires par l’analyse de contenus numériques constitue un recours pour panser l’inaccessibilité des terrains.

S’adapter à l’adaptation

Ainsi, Mathilde Bielawski s’attachera à examiner comment la fabrique du patrimoine à Djerba (Tunisie) s’adapte à l’usage des réseaux sociaux en contexte pandémique, et quelles méthodes l’anthropologue emploie pour y poursuivre l’ethnographie. Puis, étudiant l’art public en Algérie, Gaëlle Hemeury proposera de réfléchir à l’utilisation des technologies numériques par la chercheuse et par les enquêté·es face à une double contrainte, sanitaire et autoritaire. Dans un mouvement rigoureusement conjoint, les acteurs s’adaptent à une situation critique, et le scientifique s’adapte à cette adaptation. On comprendra ainsi que pour le chercheur·euse, faire malgré, c’est aussi faire selon, puisqu’il doit composer avec les contraintes imposées par une enquête en ligne qui redéfinit les formes habituelles de communication, d’intimité et d’empathie. Faire avec, c’est donc se dé-faire de nombres de réflexes acquis durant nos formation au métier de chercheur.

Crise scientifique, personnelle et universitaire

Par ailleurs, la crise sanitaire amenuise la distance entre le terrain et la « vie civile ». Faire avec, c’est alors composer avec les contraintes d’une existence où les difficultés personnelles et professionnelles se croisent, se confondent et s’alimentent. Laura Monfleur proposera une réflexion sur la condition de jeune chercheuse en situation de crise sanitaire, et s’interrogera sur la mise en résonance des incertitudes – académique, sanitaire, politique – qu’elle occasionne. Pour surmonter l’incertitude, Eleonora Landucci et Lena Richter proposeront d’utiliser des méthodes créatives comme outils heuristiques et comme dispositifs d’auto-ethnographie. Ces techniques, qui ne font guère partie des canons méthodologiques de nos disciplines, permettent pourtant une nouvelle intelligibilité du sujet et de l’objet de l’investigation et favorisent la poursuite du travail scientifique dans une circonstance de perte de sens et de repère.

Faire avec…les autres

Face à ces crises gigognes, qui s’amplifient les unes les autres, le « faire avec » s’ouvre sur un dernier sens, tout à fait littéral : le faire avec autrui. L’expérience du confinement, la rupture du lien social occasionnée par les restrictions sanitaires, la fermeture des espaces de travail et de dialogue entre scientifiques, ont constitué de considérables freins à nos études. C’est pourquoi nous souhaitons éprouver le caractère collectif de la recherche, à travers un panel thématique projectif de la variété des sciences humaines et sociales du Maghreb / Machreq contemporains.  Le travail collectif, empêché par la crise, se présente ainsi comme notre manière de faire, avec et malgré les crises.